mercredi 17 septembre 2008

La chronique des condamnés, 19 mai 1980, Moskva (CCCP) : isolation et décadence.

Témoignage d'un individu de sexe masculin.

Rien pour moi, tout pour tous. Anisim, c'est ainsi que l'on m'appelle. J’ai presque 17 ans, je suis né un mois avant l’assassinat du président des État-Unis et je donne déjà toutes mes forces pour que notre glorieux pays conserve son immense gloire. Je me sacrifie beaucoup, ma vie privée est parfois morne mais c’est normal. Dans notre Mère-Patrie, tout est public. Je ne sais pas comment cela se passe dans les autres pays, et après tout je m’en fous. Je vis dans mon pays, le plus beau du monde, celui dans lequel le partage est infaillible. On vit chacun pour tous et nous sommes tous heureux. Je ne crois jamais avoir vu d’enfants, de pères, de mères ou de vieillards se plaindre. C’est normal, nous n’avons aucune raison de nous plaindre. Nos dirigeants s’occupent de nous, gèrent nos vies et le font très bien. Il n’y a pas de problème en URSS.

Heureusement qu’il n’y a que peu de personnes pour penser à moi ‒ je n’ai plus de famille, mes parents sont morts et j’ai longtemps vécu dans un orphelinat de Moscou. Aujourd’hui je vis dans une tente sur les bords de la Moskova dans les saisons chaudes et je descends vers le Caucase l’hiver. Parfois, je me laisse aller. Je passe un peu à côté de la plaque. Je ne sais pas ce qu’il me prend, mais j’aime ça. Peut-être même que je prends quelques risques. Non, « parfois » n’est pas le mot juste. Quotidiennement convient mieux à ma situation. Si je n’étais pas seul à partager le terrible secret de mon abominable personne, je pense que je ferais honte à beaucoup de mes camarades. Plus personne n’aurait pour moi le respect que nous nous attribuons tous mutuellement et ce serait bien mérité. On penserait que je ne serais pas digne de vivre dans un pays comme le nôtre, qui propose tant d’attributs vertueux pour le bonheur de tous les camarades qui le peuplent ; et on aurait raison ! Moi-même, je me fais honte. Je suis décadent.

Je ne vais plus à l’école depuis que j’ai appris qu’un élève coûtait très cher à l’État. Je sais suffisamment de choses, et puis il faut bien que chacun y mette du sien pour que notre gloire soit éternelle.
Chaque jour, je fais la panégyrie du déclin de l’esprit humain ; ou en tout cas du mien. C’est odieux. Un rythme de vie infernal, c’est ce que je vis... mais personne ne le sait. Je dors peu et toujours très mal, à même le sol, mais ce n’est pas grave. Je mange beaucoup, beaucoup de sucrerie, parfois même je mange du sucre à l'état brut ; il y a même des jours où je ne mange que ça. Je bois beaucoup aussi, mais très peu d’eau. Je ne me lave pas, la Moskova est froide et un peu sale, pas autant que l’Argoun, mais presque. Je vis dans la crasse. Pourtant je pense que je suis heureux. Enfin je crois… oui c’est sûr. Quoi qu’il arrive on est tous heureux. Je suis juste un peu gêné, confus, honteux quand je pense à la vie que je mène. Je trahis la quasi-totalité des principes et des vertus préconisées par notre Patrie. Mais dans peu de temps, je vais faire repentance.

Je suis un peu isolé, mais c’est entièrement de ma faute. Il faudra bien que je change bientôt car de toute façon, dès que j’en aurai l’âge je m’engagerai dans l’armée pour servir notre Patrie qui s’est elle même engagée, il y a quelques mois, à maintenir la paix en Afghanistan. En attendant je garde pour moi cette infâme cachotterie.

SPLEEN BUCOLIQUE