vendredi 7 novembre 2008

La chronique des condamnés, 13 août 1966, San Francisco (U.S.A) : mes frères et sœurs.

Témoignage d'un individu de sexe masculin.

La journée a été franchement rude. Je dis la journée en parlant de la nuit, car nous sommes aux antipodes des manières de vivre communes à la plupart des hommes et des femmes. Nous vivons la nuit et nous sommeillons le jour. Non, ce n'est pas vraiment original : beaucoup sont dans le même cas que nous, à la différence près que nous, nous le faisons volontairement. « Pour voir ce que ça fait », comme dit Paul. Bah... finalement, ça ne fait presque plus rien de spécial au bout d'une semaine : le rythme est pris, notre organisme finit par s'habituer. Tout cela n'a finalement aucune importance à nos yeux, le jour, la nuit, on s'en fout. Ce qui compte pour nous, c'est de vivre et vivre ensemble c'est encore mieux.

Combien sommes-nous au juste dans cette baraque abandonnée ? Je n'en sais rien, peut-être une vingtaine, peut-être un peu plus. On ne se connaissait pas tous, il y a encore deux semaines... maintenant, on croirait voir une grande famille, une vingtaine de cousins et cousines se rassemblant pour une grande fête. En fait, je ne crois même pas qu'il y ait des frères et sœurs ici, en tout cas pas pour la loi.

Tous les soirs, nous mangeons tous ensembles dans le grand salon. Personne ne manque jamais ce repas qui, à défaut d'être un vrai dîner, correspond plus à un mixte entre petit-déjeuner et déjeuner. C'est plutôt bruyant, j'ai souvent peine à entendre et à me concentrer sur ce que me dit mon voisin ou ma voisine tant les rires frénétiques et les visages hilares sont contagieux. Et cela empire largement quand vient le dessert... Mais cela non plus n'est pas vraiment important, l'essentiel est que nous soyons tous ensembles. Que nous rions ne fait qu'ajouter au plaisir. Nous trouvons toujours le temps de nous parler dans la nuit.

Le jour, il faut toujours au moins deux ou trois personnes pour aller récolter les fruits de notre jardin et dérober les œufs des poules. C'est indispensables, puisque nous ne nous nourrissons que grâce à cela. Mais cela revient, pour les personnes en question, à se lever en pleine période de sommeil. Soucieux d'instaurer une égalité parfaite au sein de notre petite communauté, nous le faisons à tour de rôle sans jamais nous engueuler. Au début, je n'aurais jamais cru de telles choses possibles. Nous n'avons ni chef ni dominant, et là non plus je n'y croyais pas. Mais c'est ainsi, chacun fait ce qu'il veut, quand il veut avec en plus le désir de faire bien pour tous les autres. Aucune action n'est jamais vaine.

L'amour est roi dans notre chère communauté. En dehors, il faut croire que c'est un peu différent. Lorsque j'ai vu mes parents la semaine dernière, ils m'ont remis un verdict sans appel : je ne suis qu'un sale petit idéaliste crasseux et puant. Ils m'ont renié et ne veulent plus jamais m'apercevoir, et ce quand bien même je rentrerai dans le « droit chemin ». J'ai donc perdu mes parents. Cela m'attriste évidemment, mais je me console en me disant que j'ai trouvé une grande famille inséparable. L'amour est roi, nous avons laissé de côté la jalousie, l'individualisme, la colère et tous ces autres caractères qui meurtrissent les autres gens. J'ai fait l'amour avec trois femmes aujourd'hui. Personne ne me la reprocher. Les trois femmes ne se sont pas senties trompées, bien au contraire puisqu'elles-même en ont fait autant, les autres hommes n'ont pas changé d'attitude envers moi bien qu'Annie fut mariée (certes pendant peu de temps) à James. Et tout cela serait malheureusement impossible en dehors de cette fameuse baraque que nous habitons tous et que nous ne quittons presque jamais. On m'aurait chassé, vilipendé... peut-être même que l'on m'aurait tué ! Non, la vie que je mène ici est mille fois plus agréable que ma vie antérieure. Je ne regrette rien.

Il y a une demi-heure, alors que tout le monde était dans le jardin, profitant des derniers rayons de soleil, je suis rentré chercher des boissons et j'ai bien malgré moi entendu des chuchotements dans la cuisine.

- C'est une catastrophe. Qu'allons-nous faire d'elle ?

- Je ne sais pas, il faut l'emmener chez un médecin...
- Mais Annie est...
- Oui, je sais, mais nous le paierons afin qu'il dissimule la vrai cause. Personne ne doit la voir dans cet état, sinon ils comprendront tous. Ils sont tous au jardin, il n'y a pas de temps à perdre.

Quelques instants plus tard, la voiture a démarré. Je rentre dans la cuisine : pas de signe d'Annie. Une angoisse me noue soudainement l'estomac. Je crois que je commence à comprendre, puis j'hésite. Que faut-il comprendre ? Je chancelle et me rattrape de justesse. J'ai le sentiment d'avoir perdu l'amour d'une sœur, et d'avoir perdu deux frères.

SPLEEN BUCOLIQUE