vendredi 5 décembre 2008

La chronique des condamnés, 15 juin 1965, Boston (U.S.A) : Je m'appelle C.J.

Témoignage d'un individu de sexe masculin.

À cette époque là, je me sentais déjà lâche. J'avais déserté mon clan et fui celui qui m'aurait tué si j'avais été découvert. Aujourd'hui, je le suis encore plus. Les horreurs du passé remontent, me submergent, m'inondent, mais je les ignore. Ou plutôt je feins de les ignorer. En tout les cas, je ne les admets pas, je les repousse pour mieux les oublier. Il n'est pas bon pour un esprit de papier de se rappeler les souvenirs de braise. Ma vie actuelle est confortable, tout comme elle l'était il y a une vingtaine d'années. En réalité, lorsque je compare mes deux situations, je m'aperçois qu'elles ne sont pas si différentes que l'on pourrait se l'imaginer. Certes, il y a bien un avant et un après dans ma vie, mais j'ai toujours plus ou moins bien vécu.

Il est 9h38 du matin à Boston. Je m'appelle Christian Jacobsohn, j'aurai bientôt cinquante-et-un ans, je vis aux États-Unis depuis vingt ans et j'ai acquis cette nationalité cinq ans après mon arrivée. D'origine allemande, j'ai très vite appris l'anglais, j'ai épousé une femme merveilleuse avec qui j'ai eu trois enfants dont l'aîné a quatorze ans et la cadette neuf ans. Je n'avais aucune formation lorsque je suis arrivé, mais une grande entreprise, par l'intermédiaire d'un ami, a choisi de me faire confiance. Je suis maintenant directeur des ressources humaines du site de l'entreprise à Boston. Je ramène à ma famille un salaire incontestablement imposant, ce qui nous permet d'habiter un luxueux appartement et d'avoir un train de vie assez exceptionnel. Je pense vraiment que je n'ai pas à me plaindre, ma vie est un beau rêve. En fait, je ne demande rien d'autre, si ce n'est que cela se poursuive pendant encore longtemps, que cela se poursuive même toujours.

Non, je ne pourrais jamais supporté d'être séparé de tout ce que j'ai réussi à acquérir tout au long de ces deux dernières décennies. C'est à moi ! C'est le fruit de mes efforts, le fruit de mon travail. J'ai souvent dû lutté pour me hisser au poste auquel je suis aujourd'hui. Les erreurs de mon passé qui, le temps passant, sont pour moi devenu des horreurs, devraient donc briser la vie dont j'avais rêvé et qui est devenue réalité ? Non, jamais. C'est impossible. Que ces horreurs ressurgissent, soit... mais après ma mort.

Le 8 mai 1945, à 23h01, l'acte de capitulation sans condition de l'Allemagne que le Generalfeldmarschall Wilhelm Keitel et le Maréchal Georgi Joukov signèrent entra en vigueur. Plus de combats, la guerre était finie en Europe. Pour moi elle l'était déjà depuis la mi-avril.

Je m'appelais Chlodwig Jauche, je servais le Reich dans la 3e Panzerdivision SS Totenkopf avec le grade de SS-Obersturmführer au camp de Mauthausen. On savait depuis longtemps que la guerre était perdue. Mais désormais, les forces américaines s'enfonçaient de plus en plus dans notre chère Allemagne. La plupart d'entre nous n'avait pas peur de mourir pour la patrie. Je n'étais pas de cela. Je ne voulais pas mourir. J'aimais mon pays, mais un sentiment plus fort et peut-être un peu égoïste me faisait préférer ma propre vie.

Après avoir mûrement réfléchi, je décidai un soir de mettre en application mon plan. Il fallait à tout prix que je m'éloigne de Mauthausen et même de l'Allemagne. Le 17 avril 1945, je m'emparai d'un prisonnier après avoir consulté le registre ; un certain Christian Jacobsohn, allemand de naissance et juif. Il était né la même année que moi, était d'une taille, d'une corpulence et d'une apparence à peu près semblable aux miennes. Il était arrivé quelques jours avant avec un convoi. Je prétextai qu'il devait impérativement être transféré à Gusen I, une annexe de Mauthausen. Les gardes du camp ne posèrent aucune question. J'étais après tout leur supérieur hiérarchique...

Nous sommes sortis du camp, nous avons roulé pendant un certain temps, assez pour être proche des lignes américaines. Je me suis arrêté et j'ai dû à ce moment rassembler tout mon courage. Je lui ai ordonné de se déshabiller et de me donner ses haillons. Je me suis à mon tour dévêtu et nous avons échangé nos vêtements. Rassemblant toujours plus mon courage, j'ai sorti mon Lüger et lui ai logé une balle dans la tête. Je m'enfuis sans réfléchir. Il ne fallait surtout plus réfléchir, l'esprit avait fait sa besogne, le corps devait maintenant faire la sienne. J'ai couru sans m'arrêter vers les forces Alliés, et les ayant atteint, je leur ai dis que j'avais réussi à m'évader du camp de concentration de Mauthausen et que j'avais erré pendant une semaine avant de les trouver. On m'a tout de suite pris en charge. La guerre finie, je m'appelais Christian Jacobsohn, un homme de trente ans qui n'avait plus de famille car Chlodwig Jauche et les siens l'avaient exterminée.

Aujourd'hui, j'étais en déplacement toute la journée. Pour rentrer à Boston le soir, j'ai pris l'autoroute et j'ai vu une affiche publicitaire qui montrait deux jeunes enfants et leur mère. Les enfant avaient dévoré une crème dessert et leur mère les grondait. Le slogan disait : « Pardonnez leur, c'était trop tentant ! » Durant quelques secondes, je me surpris à rougir.

SPLEEN BUCOLIQUE